sophieJ'ai retrouvé nos échanges avec Sophie, et le premier remonte à l'année dernière, 2018. Il aura fallu une année entière pour raconter son histoire. Parce que c'est celle qui marque le point final de Bande de Bâtards sous cette forme particulière : une photo/un récit.
Chaque portrait réalisé a permis des rencontres incroyables, riches en émotions, difficiles à retranscrire parfois. Comment poser mes propres mots sur le ressenti d'un.e autre? Comment rester fidèle à ce que j'ai compris du vécu et du parcours de ces cabossés qui m'ont un jour contacté, en me disant: "Merci, on se reconnaît enfin quelque part." Je vous dis merci en retour, témoins visibles et invisibles toujours aussi nombreux à me contacter, vous m'avez permis de mettre du baume sur une immense cicatrice de vie. Le voyage avec vous a été magnifique... Et je suis heureuse que la dernière phrase de ce projet un peu fou revienne à Sophie, dont je me sens si proche tant nos blessures peuvent être à vif. Même face à la mécanique redoutable du secret, on peut se réconcilier avec soi. Et alors l'incroyable arrive, on se sent exister pleinement. Parce que ces histoires, qui sont les nôtres, nous appartiennent enfin. |
Je suis née d'une histoire sans lendemain et sans filiation. Ma mère avait 19 ans, le garçon un de plus. Toute mon enfance, elle ne dira jamais rien de mes origines, ni à son mari, ni à mon frère, ni à ma soeur. Moi, je pressens pourtant que j'ai une histoire pas comme les autres. Je suis à part, je vis à côté de ma famille, on ne se ressemble pas beaucoup. J'ai des doutes... J'ai des doutes mais en fait non, je le sais, intimement, jusqu'à ce que ma mère me le confirme l'année de mes vingt ans : je suis née d'un flirt d'un soir. Mon nom est un emprunt. On est en 1997, Internet balbutie, c'est le Minitel qui me permet de retrouver la trace de cet homme qui ignore tout de mon existence. Je veux le voir pour comprendre d'où je viens. Je le rencontre enfin, et sous le choc, il perd tous ses cheveux. Il n'a pas d'autres enfants, je suis son unique fille. Il me présente à sa famille, et c'est le début de vingt années d'allers-retours, de cartes pour les anniversaires, de fêtes de "famille". Je les connais tous, je leur ressemble. Mais j'ai la sensation de n'exister qu'à moitié. Jusqu'à ce que mon père biologique me propose, en 2006, de m'adopter. J’appelle alors mon père élevant, mon frère et ma sœur, et leur explique que je vais porter un autre nom, mon nom, celui d’origine, celui de ma filiation. Celui qui m’a élevé est d’accord pour renoncer à ses droits parentaux. Je vais pouvoir retrouver ma place. Et puis quelques semaines après avoir entamé ces démarches, lourdes tant d'un point de vue juridique que symbolique et émotionnel, mon père biologique change d'avis, parce que si je meurs, à qui ira son argent? Il ne veut pas prendre ce risque. Ce refus brise quelque chose en moi, je comprends que je ne serai jamais vraiment des leurs, je suis sa fille, mais pas trop, à distance seulement. J'ai pourtant fait mon possible pour être aimée, aimable, mais pas suffisamment. Nous continuons pourtant à nous voir de temps en temps, jusqu'à ce qu'en 2017, j'apprenne que je ne suis pas invitée au mariage d'une de mes cousines. Je me sens rejetée, j'écris à mon père biologique pour lui faire part de ma peine et de l'incompréhension face à ce rejet, mais je n'ai jamais eu de réponse depuis. Qui suis-je, si mon propre père ne veut pas reconnaître mon existence? Il y a ce que ma mère a dit, et tout ce qu'elle ne dit pas. Il y a le silence de mon père. Et il y a ce que moi, j'ai vécu. Faire ce portrait, c'est dire que j'existe. Ce témoignage, c'est ma parole, personne ne pourra la nier ou la mépriser. Vingt-deux ans après ce chemin de résilience, je suis Sophie, et mon histoire m'appartient enfin. |
« Quand le secret se révèle,
on a l’impression de découvrir quelque chose d’inouï et en même temps de l’avoir toujours su. » Ph. Grimbert |
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