Serge Tisseron est psychiatre, il a publié une quarantaine d'essais personnels, notamment sur les secrets de famille et nos relations aux images. Quand j'ai lancé le projet Bande de Bâtards, un de mes livres de chevet était son ouvrage Secrets de famille, Mode d'emploi, dont un des chapitres est justement consacré à ceux liés à la filiation. Nous avons parlé doutes et révélations bien sûr, mais aussi de la meilleure manière d'interroger sa famille pour obtenir des réponses. Pour les porteurs de secret qui liront cet entretien, vous trouverez dans les mots de Serge Tisseron des clés qui vous permettront, je l'espère, de libérer la parole... Très souvent, quand on pressent le secret, on ne sait pas comment gérer ce ressenti et surtout, vers qui se tourner pour en parler. Que conseilleriez-vous de faire dans ce genre de situation ? La première chose à faire, c’est de se rendre compte de la complexité des émotions que nous éprouvons et de comprendre qu’en face de nous, nous avons des interlocuteurs qui sont dans le même embarras émotionnel. La personne porteuse d’un secret est en effet partagée entre le désir de se soulager d’un secret toujours lourd à porter et l’inquiétude de parler. Elle se demande quelles conséquences problématiques peut avoir sur ses enfants et sur ses descendants le fait de se taire, mais aussi celui de parler. Elle est finalement habitée par les mêmes émotions que celui qui s’interroge sur ce qu’on lui cache : l’angoisse, la culpabilité, la honte… Cela signifie que pour pouvoir créer une situation propice à l’échange, il va falloir prendre en compte ce qu’éprouve notre interlocuteur et être capable d’aborder les choses avec distance. C’est pourquoi, si on pressent qu’on est né d’un autre géniteur que le parent déclaré, c’est important d’en parler d’abord à quelqu’un qui n’appartient pas à la famille : conjoint, ami, psychothérapeute, ou un membre éloigné de la famille, qui n’est pas impliqué directement. En parler avec un interlocuteur « neutre » permet d’apaiser l’intensité émotionnelle, de prendre du recul, de préciser ses questions et d’apprendre à les poser de la manière la plus apaisée, et donc apaisante, possible. À qui peut-on faire part de ses doutes au sein de la famille? Il ne faut pas hésiter à poser ses questions à plusieurs personnes. C’est même très important. En effet, il est fréquent que le porteur d’un tel secret l’ait trouvé trop lourd et en ait parlé à quelqu’un. Bien entendu, en lui confiant le secret, il/elle a pu demander à son interlocuteur de n’en parler à personne. Mais peut-être que cette personne a aussi trouvé le secret trop lourd à porter et s’est dit que sous le sceau du secret, elle allait en parler à quelqu’un d’autre. Et ainsi de suite. C’est comme cela qu’il arrive que des évènements qui sont censés être secrets dans une famille, et dont pour cela personne n’ose parler, sont en réalité connus par plusieurs membres de la famille. Donc, il ne faut pas que la personne qui s’interroge sur sa naissance et sa filiation, pense qu’elle ne peut avoir des informations qu’en questionnant sa mère. Peut-être celle-ci a pu en parler à des membres éloignés de la famille justement parce qu’ils étaient éloignés : elle s’est dit qu’ils n’auraient pas l’occasion de dire la vérité à l’enfant. Il ne faut donc pas hésiter à élargir le cercle de nos interlocuteurs, et chaque fois poser notre question de la manière la moins dramatique possible. Et parfois, on a la bonne surprise de découvrir que quelqu’un de très latéral à la famille était informé. En outre, plus les gens sont proches du porteur de secret, et plus ils se sentent pris dans la solidarité du groupe de ceux qui gardent le silence, et moins ils s’autorisent à parler. En revanche, plus des gens informés sont extérieurs au noyau familial et plus ils se sentent libres de parler. Comment parler de cette intuition, si cela risque de révéler un secret ? Il faut toujours évoquer avec ses interlocuteurs les choses comme des questions que l’on se pose, en s’excusant presque de se les poser. C’est évidemment une stratégie pour qu'ils n'aient n’ait pas l’impression que ce qu’ils vont dire peut prendre une importance extrême pour nous. D’où la nécessité d’en avoir parlé à un tiers auparavant pour avoir dédramatisé le problème et être capable d’adopter cette posture. Il faut faire en sorte que ceux qui sont prêts à entendre et à répondre prennent la balle au bond, et que ceux qui ne veulent pas entendre nos questions – ou qui ne le peuvent pas parce que ces questions sont trop dérangeantes pour eux – ne soient pas choqués par nos questions, et nous trouvent seulement un peu bizarre d’avoir de telles idées… La manière dont les questions sont posées définit la manière dont les réponses seront apportées, ou pas. Ce qu’il faut éviter dans tous les cas, c’est une posture culpabilisatrice. Or c'est très tentant, parce que celui qui éprouve le pressentiment d’être né d’un autre géniteur que son parent officiel, a parfois l’impression qu’une culpabilité pèserait sur lui – alors qu’évidemment il n’y est pour rien. Et comme il est convaincu à juste titre qu’il n’y est pour rien, il trouve que cette culpabilité qu’il ressent est scandaleuse, et du coup il peut être tenté de la faire porter à quelqu’un d’autre, et d’abord à sa mère ! Mais si celle-ci se sent culpabilisée, elle va se braquer. C’est la même chose si c’est une sœur, une cousine, qui est informée. Si elle a l’impression que l’interrogateur va la culpabiliser d’avoir trop longtemps gardé le secret par complicité avec la mère, elle va renoncer elle aussi à parler. De façon générale, il ne faut jamais forcer personne à parler, et il ne faut jamais non plus forcer personne à écouter. Cela risque de nous créer trop de regrets après coup. Si vos interlocuteurs fondent en larmes, vous ne saurez plus rien, et vous vous sentirez très culpabilisé. Pourquoi les gens impliqués sont-ils aussi souvent réticents à parler ? Je vois trois raisons. La première, c'est la fidélité à d’autres personnes qui sont dans le secret. Il ne faut pas se désolidariser d’elles. La seconde, c'est que lorsque l'on s’est longtemps accommodé du silence, le rompre inquiète à juste titre. Si la confidence du secret se passe mal, cela prouvera qu’il aurait mieux valu continuer à se taire ; et si elle se passe bien, cela va donner tort d’avoir gardé le secret pendant tant d’années. Dans les deux cas, plus on attend et plus c’est problématique. Sans compter qu’on risque de se voir reproché de ne pas l’avoir dit plus tôt ! Car il y a aussi l’inquiétude que l’enfant dise tout à coup : « Tu aurais quand même pu me le dire avant ». Du coup, quelqu’un qui s’est habitué à fonctionner en ne parlant pas va avoir de la difficulté à accepter de quitter cette position. Il faudrait pouvoir dire : « Je m’en veux d’avoir gardé le silence si longtemps. J’aurais dû te le dire avant, c’est vrai ». Ce n’est pas facile d’endosser ainsi une culpabilité. Enfin, la troisième raison est que souvent, les gens qui fabriquent des secrets à l’âge adulte sont des enfants qui ont grandi dans une famille à secrets. Leurs parents ne leur ont jamais dit ce qu’ils avaient envie de savoir, alors ils ont intériorisé l’idée qu’être grand, c’est garder un secret. Et une fois adultes, ils se sont comportés vis-à-vis de leurs propres enfants comme leurs parents vis-à-vis d’eux, en fabriquant des secrets. Ce n’est d’ailleurs pas forcément parce qu’ils sont convaincus que c’est bien pour leurs enfants, mais parce qu’ils sont convaincus que si leurs parents l’ont fait, c’est que c’est bien de le faire. C’est plus une forme de fidélité à leurs propres parents qu’une manière d’analyser sereinement la situation par rapport à leurs enfants. C’est pourquoi je dis souvent que personne n’est obligé d’avoir des enfants, mais que quand on en a, il y a un moment où il faut choisir entre rester l’enfant de ses parents ou devenir le parent de ses propres enfants. Justement, existe-t-il une "bonne manière" de questionner le porteur du secret ? Une fois que l'on a compris que son interlocuteur est aussi malmené intérieurement que soi, il faut faire en sorte de l'interroger de la manière la moins dramatique possible, avec des émotions nuancées, le moins envahissantes. Parce qu’au début, on a évidemment envie de laisser exploser sa colère et son impatience : est-ce que mon père est bien mon père, parle-moi, tu ne m’as jamais dit, il faut me dire, je souffre, etc. Le problème est que plus nous posons nos questions en étant pris dans l’émotion, et plus nous risquons de piéger notre interlocuteur dans ses propres émotions. Nous risquons alors de le confirmer dans le fait que ces histoires-là sont tellement explosives qu’il vaut mieux continuer à les taire. À l’inverse, plus nous posons nos questions de manière simple, dédramatisée, et plus nous renvoyons à notre interlocuteur le fait que parler de ces choses est peut-être plus simple que ce qu’il croit. En prenant du recul émotionnel, nous pouvons donc poser nos questions d’une façon qui augmente nos chances d’obtenir une réponse. Un parent ne se dit-il pas que lever le secret, pourrait soulager et aider son enfant ? Très souvent, un parent qui garde le secret vis-vis d’un de ses enfants ne se dit pas : « qu’est-ce qui est le mieux pour mon enfant, lui dire ou ne pas le lui dire ? ». Beaucoup plus souvent, il se dit : « Mes propres parents ont gardé un secret, ce n’étaient pas de mauvais parents, je ne peux pas les culpabiliser, ils ont bien fait avec moi, c’est donc que c’est bien de garder un secret, je ferai pareil avec mon enfant. » Du coup, lorsqu’un enfant va demander à son parent de lui donner une information importante sur son origine, il lui faut garder à l’esprit que peut-être il va mobiliser non seulement chez son parent la fibre parentale, mais aussi la fibre filiale. C’est pour cela qu’à un moment, il va être important que l’enfant qui questionne s’adresse de cette manière au parent : « Je ne sais pas si toi tu as été confronté à un secret quand tu étais enfant, mais si tu l’as été, tu dois savoir comme c’est douloureux ». L’enfant doit prendre en compte que le parent a peut-être été victime d’un secret et que c’est la raison pour laquelle il garde le silence par rapport à son propre enfant. Le parent peut avoir besoin que sa propre souffrance d’enfant soit reconnue avant de pouvoir reconnaitre celle de son enfant. C’est cela, la culture du secret ? La transmission inconsciente? Il n’existe pas de « transmission des secrets ». Chaque génération fabrique ou non les siens, qui lui sont propres, et qui sont le plus souvent différents d’une génération sur l’autre car la société a beaucoup changé entre temps ! Mais il existe des familles dans lesquelles la fabrication d’un secret, éventuellement différent, à chaque génération est la règle. Ce n’est pas le secret qui se transmet, c’est la tendance à fabriquer un secret. Pour donner raison à une génération précédente dont on estime, à tort ou à raison, qu’elle a bien fait de garder un secret grave. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu beaucoup de secrets liés aux guerres et un grand nombre de nos grands-parents et arrière-grands-parents ont grandi dans des situations où il y avait une obligation non seulement familiale, mais aussi sociale de ne pas évoquer certaines choses graves. À la décharge de nos parents, ils ont souvent été élevés par des parents et des grands-parents qui avaient vécu dans ce climat d’obligation du secret, et ils ont été marqués par cette manière de se comporter qu’ils ont reprise à leur compte. D’ailleurs, je me suis souvent aperçu qu’une génération ne pouvait commencer à parler à la génération suivante du secret qu’elle gardait qu’après avoir commencé à parler du secret qui lui avait été opposé dans la génération précédente. Pour en revenir aux secrets des origines, avant la contraception, et à l’époque où le mariage était plus ou moins forcé, beaucoup d’enfants ont été conçus avec un autre géniteur que leur père officiel. C’est d’ailleurs pour cela que le code Napoléon a décidé qu’on n’allait pas se poser la question. C’était assurer la paix des ménages. Dans cette logique, aucun enfant ne devait demander qui était son géniteur. Si le législateur a décidé que la question ne devait pas se poser, c’est bien parce qu’elle se posait en réalité très souvent. Les familles étaient minées par les secrets. Du coup, questionner ses parents sur ses origines, c’est aussi souvent les questionner sur une logique familiale du secret qui a marqué l’enfance de leurs parents et grands-parents. Les choses n’ont vraiment commencé à changer que dans les années 1970 - 1980, avec l’évolution des mœurs. Jusque là, c’était donc un système courant et accepté ? Complètement ! La preuve, c’est que quand j’ai voulu publier mon livre Secret de famille, mode d’emploi, plusieurs éditeurs m’ont répondu que ça n’allait pas se vendre parce que personne n’avait envie d’entendre parler des secrets de sa famille ! On était au début des années 1990, et pour les éditeurs qui avaient entre quarante et soixante ans, et qui avaient probablement appris à se taire en grandissant dans des familles marquées par des secrets, il était logique que personne ne veuille en entendre parler. Mais les jeunes, eux, voulaient qu’on en parle ! La culture était en train de changer. Les éditeurs appartenaient à la génération des enfants condamnés au silence. Pas leurs lecteurs, qui avaient grandi après mai 1968 ! La loi du silence a d’abord été attaquée par la levée du secret de l’inceste, et ça n’a pas été facile. À l’époque, des psychanalystes disaient que l’important, ce n’était pas la réalité, mais l’intime conviction qu’une chose s’est passée, qu’on l’ait vécue ou qu’on l’ait imaginée. Des femmes victimes d’inceste répondaient : « Est-ce que tomber du troisième étage, et penser être tombé du troisième étage, c’est vraiment la même chose ? » Les secrets de filiation sont arrivés après. C’est important de comprendre que la sortie de l’idéologie du secret s’est faite par étapes, et que le mouvement n’est pas terminé. Ce serait quoi, la définition de l’idéologie du secret ? C’est l’idée que tout ce qui vous a été dit par une personne doit rester entre elle et vous. C’est une idéologie de la confidence, avec interdiction d’une approche publique du problème. Du coup, en groupe, chacun est toujours sur le qui-vive, il craint de gaffer. Chacun se sent surveillé en permanence par tous les autres : « Surtout ne rien dire qui puisse laisser imaginer à ceux qui l’ignorent encore qu’il existe un secret ! » Mais parfois, tout le monde est au courant. L’idéologie du secret, c’est diviser pour mieux régner. Chacun croit en savoir un peu plus que les autres, même si chacun sait exactement la même chose que les autres. L’idéologie du secret est le ciment de toutes les dictatures. Le peu que vous pensez savoir, vous ne devez en parler à personne. L’idéologie du secret est faite pour paralyser les échanges, et finalement le désir de savoir et de comprendre. Est-ce que cela explique qu’une fois le secret révélé, par exemple d'une mère à son enfant, celle-ci lui impose le silence? Chacun peut décider de dire ou ne pas dire un secret, mais personne n’a le droit de fixer l’usage que ceux auxquels il parle feront de ce qu’il leur dit. Ou alors il faut fixer le contrat dès le départ : « Je vais te dire un secret à condition que tu ne le répètes à personne ». Moi, je réponds toujours : « Je ne peux m’engager à rien avant de savoir de quoi il s’agit, et en plus, je suis vraiment incapable de garder un secret. Si vous voulez être absolument certain que je n’en parle pas, il vaut mieux ne rien m’en dire. » Si je me donne le droit de parler à qui je choisis de parler, de quel droit est-ce que je refuserais à autrui ce droit que je me reconnais à moi-même ? Si quelqu’un me confie son secret, ce secret devient le mien, et sa gestion est de ma seule initiative. Il n’avait qu’à pas m’en parler ! Si on ne respecte pas ce principe, on peut élargir le cercle des gens qui sont informés d’un secret sans pour autant rompre avec la logique du secret, qui est l’interdiction d’en parler. C’est comme cela que tous les membres d’une famille peuvent être informés d’un événement, mais que personne n’en parle parce que chacun pense qu’il est important pour la famille de respecter l’interdit d’en parler. C’est pourquoi j’ai souvent répété que le secret ne s’oppose pas à la vérité, mais à la communication. Le propre du secret, c’est d’être dit de bouche à oreille, et le propre de ce qui n’est pas secret, c’est d’être dit publiquement. Donc la levée du secret ne peut pas se faire de bouche à oreille. Il y a un moment où les choses doivent être énoncées dans la famille de manière publique. Bien entendu, avant, il pourra avoir été utile d’en parler à quelques membres de la famille de façon personnelle, pour être moins seul le jour où on en parlera publiquement dans la famille. Mais si le secret est confié à plusieurs personnes séparément, sans que tout le monde en parle collectivement, tout le monde reste dans la logique du secret, qui est l’interdit d’en parler. La levée complète d’un secret doit concerner ensemble tous ceux qui sont concernés par lui. Alors que fait-on si un parent qui nous apporte la confirmation de ce qu’on pressentait, nous demande de ne surtout le dire à personne ? Il ne faut jamais s’engager à garder un secret quoi qu’il arrive, car personne ne sait jamais de quoi est fait l’avenir. Il faut faire passer la souffrance de ceux qui peuvent être pris dans un secret avant toute autre considération. Encore une fois, le secret de celui qui me l’a confié, même si à l’origine il ne me concernait pas, me concerne aussitôt que quelqu’un m’en a parlé. Il est devenu mon secret. Il faut faire passer en premier le fait que quelqu’un puisse souffrir de la situation, ou que quelqu’un reproduise cette situation et fasse souffrir quelqu’un d’autre dans la génération suivante. En pratique, je dis ceci : « Je ne parlerai de rien tant que les personnes à qui j’ai affaire ne semblent pas souffrir de cette situation. Mais si je vois quelqu’un qui est manifestement en souffrance autour de cette question, j’ai tellement été moi-même en souffrance que je crains de ne pas pouvoir m’empêcher de vouloir l’aider. Je risque de ne pas trouver la force de m’en empêcher. Donc il vaudrait peut-être mieux que tu prennes les devants et que tu parles toi-même de ce secret que tu m’as confié aux gens concernés. » Et je dirais aussi, si c’est ma mère qui m’a parlé de mes origines : « Mais quoi qu’il arrive, la seule chose que je pourrai être amené à confier est la chose qui me concerne moi-seul (ici le fait que je suis né d’un autre père que mon père officiel). Toutes les autres choses que tu as pu me raconter, et qui ne concernent que toi, cela t’appartient, et je n’ai aucune raison d’en parler. » Pourquoi certaines mères gardent-elles le secret si longtemps ? Il y a beaucoup de raisons à cela. Peut-être elles n’ont pas de mots pour le dire, ou elles sont dans la fidélité par rapport aux silences que leurs parents ont gardé vis-à-vis d’elles. En tous cas, la pire des choses serait d’aller voir le parent en étant préoccupé que d’une seule chose, obtenir une réponse à la question des origines. L’enfant qui veut connaître ses origines doit aussi se demander pourquoi son parent ne lui a rien dit encore. Sinon, il risque de ne jamais avoir de réponse. C’est pourquoi je propose souvent d’aborder les choses de façon très générale dans un premier temps, en disant par exemple : « J’ai l’impression que quelqu’un, dans notre famille, un jour, a caché quelque chose d’important ». Vous pensez bien sûr à ce que votre mère peut vous cacher, mais vous aurez peut-être la surprise de l’entendre répondre : « Ah bon, toi aussi, oui, en effet, je crois que ta grand-mère a caché beaucoup de choses ». Les gens sont beaucoup plus sensibles à ce qu’on leur cache qu’à ce qu’ils cachent. Il vaut mieux les mettre d’abord en situation de pouvoir énoncer le préjudice dont elles pensent avoir souffert. Cela leur permet souvent de reconnaître plus facilement le dommage que leurs propres silences peuvent créer chez les autres. Est-ce que le fait de garder un secret pendant des années, parfois des décennies, peut provoquer une altération de la réalité? Bien sûr. Notre mémoire se re-fabrique sans cesse : à chaque fois que nous repensons à un souvenir, nous le re-fabriquons, en fonction de tous les souvenirs que nous nous sommes fabriqués après, et de notre vie actuelle. Et à chaque fois que nous repensons à un souvenir re-fabriqué, nous y pensons comme à un événement vrai. Cette re-création permanente des souvenirs nous oblige à ne pas être trop précis dans nos questions. Si le demandeur a déjà une réponse plausible contenue dans la question, la personne interrogée peut juger plus simple de simplement la valider. Il répond « oui », et valide quelque chose qu’il ne pense pas exactement, parce que cela lui évite de s’expliquer. C’est pourquoi, si on vient avec une formulation trop précise de la situation, on risque d’avoir une réponse qui confirme notre formulation. Peut-être que l’enfant né d’un autre géniteur que le géniteur officiel est né dans une situation complexe, conflictuelle et il sera plus simple pour son parent de valider la réponse qui lui est proposée plutôt que de faire l’effort d’essayer de parler de ce qui s’est passé vraiment. N’oublions pas que dans la génération de nos parents, les femmes étaient bien plus souvent harcelées qu’aujourd’hui, notamment sur leur lieu de travail, et l’avortement interdit et dangereux. Souvent aussi le mariage était contraint, notamment sous l’effet d’une grossesse, et de belles histoires d’amour inattendues pouvaient survenir alors que le divorce était quasiment impossible pour beaucoup de couples, notamment pour des raisons pécuniaires ou religieuses. Il ne faut pas chercher des réponses avec l’idée que notre mère s’est forcément trouvée enceinte dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui. Tout était différent hier. Très souvent, la confirmation qu’on n’est pas l’enfant de son père soulève une autre question, "qui est-ce", à laquelle il peut être difficile d'obtenir une réponse précise... Si la mère ne veut pas dire le nom du géniteur, elle peut avoir plusieurs raisons. Elle peut avoir peur de le dire parce que celui-ci le lui a interdit. À mon avis, elle a tort, sauf bien entendu si elle s’est engagée à garder le secret, mais alors là, elle a encore plus tort : elle s’est mise elle-même dans une prison. Elle peut aussi penser que c’est mieux de le taire parce que ce géniteur ne pourrait que rejeter l’enfant et lui dire des choses cruelles et désagréables. Et puis elle peut aussi décider de garder le secret parce qu’elle-même a vécu une situation semblable de secret : on ne lui a jamais confirmé de qui elle était née vraiment, ou de qui sa mère était née. Alors c’est peut-être mieux de lui demander de parler de la relation qu’elle a eue avec le géniteur de l’enfant : leur rencontre, leur histoire… La mère peut complètement fabuler bien sûr, parce qu’il y a parfois des choses qu’on ne peut pas raconter. Donc elle peut préférer raconter une belle histoire que la réalité. Mais il vaut mieux que la mère s’en convainque et en convainque l’enfant. De toute façon, ce n’est pas la vérité que vous aurez : ce qu’il faut, c’est une belle histoire à laquelle on puisse croire. L’important c’est que vous demandiez à votre mère de vous raconter ce qui était beau. On a tous besoin de connaître un truc bien sur la manière dont on a été conçu. Et quelle est alors la meilleure attitude à adopter vis-à-vis du parent non géniteur? Il n’y a pas de raison d’aller vers lui en lui disant que notre mère nous a tout raconté et que nous savons qu’il n’est pas notre géniteur. Peut-être il l’ignore, ou peut-être il le sait, mais qu’il veut faire comme s’il ne le savait pas. Et peut-être notre mère nous a dit qu’il le sait alors qu’il veut continuer à l’ignorer, ou elle nous a dit qu’il l’ignore alors qu’il l’a très bien compris, mais qu’il s’interdit d’en parler. En tous cas, c’est son affaire, pas la nôtre. Mais il faut être attentif, une fois qu’on le sait, au fait qu’on peut faire un lapsus. Donc il vaut mieux prévoir d’en parler avec lui. Mais en même temps, le secret appartient initialement à la mère, donc l’idéal c’est de convaincre la mère d’en parler au père en présence de l’enfant. A défaut, il y a peut-être un jour où nous aurons envie d’en parler à notre père officiel. Il faudra alors le faire, de préférence en présence de la mère, en l’en ayant informée préalablement, et évidemment de la façon la plus apaisée possible. L’angoisse du père non géniteur, c’est souvent en effet de ne pas être reconnu comme père à part entière, alors qu’il a parfaitement tenu son rôle de père éducatif. Il existe en effet trois fonctions paternelles longtemps confondues qui sont aujourd’hui séparées : le père géniteur, le père qui donne le patronyme, et le père éducatif. Aujourd’hui on est très familiarisé avec ça, avec les familles décomposées/recomposées, mais c’est très récent. Il est plus facile de parler de ces choses avec les jeunes qu’avec les seniors, qui ont grandi dans une autre culture. Les enfants élevés sans le savoir par un homme qui n’est pas leur père biologique le pressentent-ils, à un moment ou un autre ? Tous les enfants se posent un jour la question de savoir si leur père est bien leur géniteur ou pas, c’est ce que Freud a appelé le roman familial. Et un enfant qui grandit dans une famille où il n’y a pas de secrets peut aussi être amené à se poser la question parce que des fois il rêve d’avoir un autre père que le sien. Mais chez ces enfants, la question est comme en veilleuse. En revanche, un enfant qui grandit dans une famille à secrets se pose cette question avec beaucoup plus d’acuité, et surtout il se la pose par rapport à de multiples indices qu’il perçoit, des signes que j’ai appelés les « suintements du secret ». Parce que les secrets suintent, comme une plaie mal cicatrisée. La possibilité que chez ces enfants-là, la question devienne explicite et impérative est beaucoup plus grande. Mais le fait qu’ils se la posent explicitement ne veut pas dire qu’ils vont la garder présente à leur esprit. Ils peuvent aussi la mettre de côté, l’oublier, notamment parce que leur entourage leur dit qu’ils se font des idées. Jusqu’au jour où elle peut ressurgir, par exemple à la suite de la lecture d’un article de journal, ou de la découverte d’un film qui traite du sujet. Comment raconter ce double enracinement généalogique à ses enfants, quand on a été le fruit d’un secret ? Il faut raconter cette histoire à nos propres enfants, bien entendu, mais en disant que c’est ce que l’on croit avoir compris. En pratique, le jour où notre enfant nous interroge sur ses grands-parents, lui dire par exemple : « tu sais, moi j’ai une situation un peu particulière, parce que figure-toi que je ne sais pas très bien. Je crois avoir compris que ma mère a rencontré un jour un autre homme que ton grand père, et qu’ils m’ont conçu ». L’enfant, aujourd’hui, ne sera pas étonné de ces choses, et il va probablement répondre : « Alors tu as deux pères ? Et l’autre tu le connais ? » Vous pouvez répondre : « Ma mère ne m’en a jamais parlé, alors je n’ai pas voulu la persécuter avec ça, et j’ai cessé de lui demander. » Ou bien « Oui, j’ai eu envie de le connaître, mais il a sa vie. » Ou encore : « Je ne l’ai pas fait encore, peut-être un jour ». Quand vous pouvez en parler comme ça, l’enfant est rassuré : il ne vous a pas blessé avec sa curiosité. Il est rassuré. Mais en même temps, il est très important de dire aussi à son enfant que peut-être lui, un jour, aura l’occasion d’en savoir plus. N’oublions pas qu’on peut savoir aujourd’hui beaucoup de choses de nos ancêtres qu’on ne pouvait pas savoir encore il y a quelques années, notamment grâce aux tests d’ADN. On ne peut jamais connaître toute la vérité, mais nos enfants pourront peut-être un jour la connaître. Il faut laisser leur curiosité ouverte. On peut surmonter le séisme provoqué par la révélation? Bien sûr. L’important, dans tous les cas, c’est d’avoir une confirmation de ce que l’on pressent, et pas forcément une version complète de ce qui s’est passé. C‘est important de le dire parce que souvent pour la mère, c’est un tout : soit elle ne dit rien, soit elle dit tout Il faut lui rappeler que l’on ne veut savoir qu’une seule chose : si mon père est mon géniteur ou pas. Tout le reste, c’est son histoire à elle et ça lui appartient. Et en plus, ce qu’elle pourrait en dire ne correspond pas forcément à la réalité. Les souvenirs ont pu être reconstruits. Ce n’est pas forcément la vérité de ce qui s’est passé. Mais c’est sa vérité, et finalement la seule qu'elle peut transmettre. Mais encore une fois, n’oublions jamais que ce qui bloque souvent, c’est deux choses. La première, c’est la fidélité du parent à ses propres parents : s’il a grandi dans un secret, il est souvent devenu celui qui prétend garder un secret pour rester fidèle à la posture éducative de ses propres parents. C’est pourquoi il faut toujours évoquer à celui qui garde un secret qu’il s’est peut lui-même senti victime d’un secret. Et la seconde, c’est que celui qui commence à parler pense souvent qu’il va devoir tout dire. Il faut le rassurer d’emblée sur ce point. C’est pourquoi il est essentiel de bien poser le cadre de ce que l’on désire connaître et faire la différence entre ce que l’on a le droit de connaître, parce que cela est partie constituante de notre histoire, et ce qui ne nous appartient pas. Les enfants assurés de l’identité de leur géniteur ne savent pas forcément où, quand et comment ils ont été conçus. Cela ne les regarde pas. Par qui nous avons été conçu nous appartient ; comment nous l’avons été ne nous appartient pas. Ce que l’on veut, c’est la confirmation de notre origine.
Cette phrase, elle résonne chez beaucoup de ceux que je rencontre dans le cadre du projet, qu'ils témoignent ou pas. J'ai rencontré Stéphanie il y a quelques mois. Lors de notre entrevue, nous avons remarqué que nos parcours étaient très similaires, jusque dans notre volonté de vouloir à tout prix comprendre les mécanismes du secret. C'est, je crois, ce qui nous a toutes les deux permis de transcender cet évènement pour en faire une sorte de richesse : ou comment la résilience peut donner de la force vitale. Nos échanges ont été tellement riches que je lui ai proposé d'en retranscrire une partie ici. N'hésitez pas à réagir à cet échange en nous écrivant! Comment as-tu appris que tu n'étais pas la fille de ton père? L’histoire remonte à mon enfance. Vers l’âge de 8 ans, l'une de mes meilleures amies d’école m’a dit sans détour : « Ton père a dit à mon père que tu n’étais pas sa fille. » Cette phrase est restée longtemps ancrée dans ma tête sans pouvoir en sortir. Elle est tellement restée en suspens qu’il m’a fallu quelques années pour la digérer, l’intégrer et commencer mon processus de doute. Je n’y avais pas plus prêté attention à l’époque et surtout je n’avais pas osé en parler à mes parents. J’ai même pensé que j’avais été adoptée. Tu n’as rien dit du tout ? Parce que ça te paraissait vrai, ou parce que ça te paraissait fou ? Parce que ça me paraissait fou! J’ai donc vécu avec. Je me rappelle de ces moments de discussion avec ma meilleure amie pendant mes études, quand je lui disais à l’époque que j’avais des doutes. Et puis ça repartait, je n'y pensais plus, mais quand ça revenait, c'était de plus en fort. Comme si je ressentais au fond de moi ce malaise sans arriver à le résoudre. Comme une vague qui frappe la digue, inlassablement, jusqu'à ce qu'elle se brise. Quand as-tu ressenti le besoin d’en parler ? Ou en tout cas, l'urgence de ne plus te taire? Après avoir assisté à une réunion de famille en 2016, j'ai eu une conversation avec une de mes cousines, que je n'avais plus vue depuis des années, et dans ses mots, dans sa façon de me parler de mon père, il y avait quelque chose qui ne collait pas. Comme si elle me mettait sur une piste sans me donner la boussole... Cette conversation m'a de nouveau convaincue que je devais chercher quelque chose dans ma filiation, et je suis rentrée chez moi plus déterminée que jamais pour faire un test d’ADN avec mon frère. Il m’a pris pour une folle quand je lui en ai parlé. J’ai du le convaincre en lui disant qu'au pire on en rigolerait, si je me trompais. Autant vous dire que ma petite conscience intérieure avait hélas bien raison : je n’étais pas la fille de mon père… As-tu eu des difficultés à réaliser le test ADN ? Non, j’ai choisi une société sur internet, située en Belgique, après avoir fait un comparatif de toutes celles que je trouvais dans mes recherches. Ils m'ont envoyé un kit par courrier, et j'ai ensuite dû renvoyer les échantillons vers leur laboratoire d'analyses en Angleterre. C'était très simple finalement, par contre le procédé est très impersonnel, on reçoit les résultats en pdf par email avec les conclusions du test... C'est totalement déshumanisé. Comment ta mère a-t-elle réagi à la levée du secret? Pendant mes phases de doute, j’avais une seule fois osé lui poser la question. Elle n’avait alors pas du tout vacillé, me répondant juste que mon père était bien mon père. La voyant murée dans son secret (ou pas, car au final je ne savais pas), j’ai préféré mener mon enquête seule, car je sentais bien au fond de moi que quelque chose n’allait pas. Je voulais la confronter à ma réalité et à sa réalité. Par conséquent, une fois le test ADN réalisé, je lui ai proposé de venir passer quelques jours chez moi. Je ne voulais pas lui en parler par téléphone. Autant dire que la semaine qui a précédé son arrivée a été la semaine la pire de ma vie... Juste après qu'elle soit descendue du train, autour d’un café, je lui ai dit que je savais que mon frère et moi n’avions pas le même père. Elle a tout de suite repris sa posture de mère en me disant que ce n’était pas sûr... J'ai dû lui montrer le résultat du test ADN pour appuyer mes mots, et elle a bien dû accepter de reconnaître la vérité. Mais au final, elle-même n’avait jamais su, et avait vécu dans le doute toutes ces années... Sais-tu pourquoi elle gardait le secret? Elle était dans le déni plutôt que dans la volonté de cacher cette histoire. Elle avait un doute, mais elle a accepté de vivre avec : est-ce que j’étais la fille de son mari, ou celle de son amant ? Au final, le plus important pour elle était d'avoir la fille qu’elle avait toujours désirée, et cela lui suffisait. La levée du secret a-t-elle changé vos relations? Oui bien sûr, on ne sort pas indemne de ce genre de révélation... Je suis passée par différentes phases vis-à-vis d’elle : la colère d'abord, quand j’ai découvert le résultat du test. Puis la compensation, quand elle m’a raconté son histoire et son amour fou pour mon père biologique. Après ces deux premières phases, j’ai plongé dans l’incompréhension et le questionnement, voire de nouveau la colère. Et je lui en ai voulu. Je sais qu’elle ne savait pas vraiment, mais je lui en ai voulu d’avoir vécu 43 ans dans le mensonge, le déni et le déséquilibre. Je ne lui reprochais pas du tout son adultère, mais juste d’être restée murée dans son mensonge. Et puis l’après a été dur, je me suis sentie très seule face à tout ça. Seule pour intégrer, seule pour digérer et vivre comme si rien ne s’était passé, tourner la page, avancer, vivre avec. Aurais-tu aimé le savoir avant? Bien sûr. Quand j’ai su, j’ai eu l’impression pour la première fois de ma vie de marcher à nouveau sur mes deux pieds, de retrouver mon corps en entier, de ne plus être coupée en deux. Donc oui, j’aurais aimé ne pas vivre ça. J’aurais aimé l’intégrer plus tôt dans ma vie et surtout, rencontrer mon père plus jeune… Comment intègres-tu le fait d'avoir désormais "deux pères"? Mon père, celui qui m’a élevée, est mort quand j’étais jeune, donc j’ai eu le temps de faire le deuil et de vivre sans lui. Donc, c’est comme si ma vie était coupée en deux : ma vie avant le secret, et ma vie après le secret, avec à chaque fois un seul père. Je pense que s’il était encore vivant, je n’aurais sûrement pas été jusqu’au bout, de peur de lui faire du mal. J’ai bizarrement longtemps eu mauvaise conscience de découvrir un nouveau père, comme si je ne pouvais pas en aimer un autre. D’ailleurs, je n’arrive pas à appeler mon nouveau père "papa"… Quelle a été ta réaction, tes attentes, vis à vis de ton père biologique? Mes attentes ont été immenses, même si je ne me l’avouais pas. Au début, je voulais juste le rencontrer. Le fait qu’il accepte était déjà une bonne nouvelle dans ma reconstruction. Mais ensuite, la petite fille en moi a vite repris le dessus sur l’adulte que j'étais, et je me suis mise à attendre une reconnaissance de sa part. J’ai mis du temps à me l’avouer, mais je voulais qu’il m’intègre dans sa famille ; que je rencontre mon demi-frère, mes tantes, mes oncles, que je fasse partie intégrante de son monde. L’attente et l’espoir ont été très durs à vivre. Car plus les mois passaient, plus nos coups de fil s’espaçaient, et plus j’attendais quelque chose qui n’arrivait pas : la levée du secret de son côté. Est-ce que le fait qu'il garde le secret t'empêche de nouer une relation avec lui? Oui, sans aucun doute. Le fait de partager quelques moments volés au gré de mes venues sur Paris ne nous a pas permis de nouer un lien fort. Nos conversations au téléphone se limitent aux choses de la vie. J’aurais rêvé pouvoir l’appeler pour lui parler de mes projets, pour aller découvrir une expo avec lui, pour déjeuner de temps en temps avec sa famille. Mais j’ai vite compris que c’était un rêve. Dans la nouvelle chanson des Brigitte, elles chantent: "aime-moi ou libère-moi". C’est exactement ça. En tant qu'adulte, que ressens-tu face à ces "adultes" qui ne percent pas le secret? En tant qu'adulte, je comprends, car on sait tous que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Et de la même façon, je ne jugerai jamais l’histoire de ma mère. Mais, les conséquences sont tellement graves sur les enfants que je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir. Qu’ils gardent le secret d’accord, mais n’oublions pas que nous, enfants, en sommes les premières victimes. Eux sont libérés, mais nous…? J’ai longtemps travaillé sur mon côté perfectionniste, qui avait une légère tendance à entraver ma vie, et bizarrement, quand cette levée du secret s’est faite, j’ai repris mes vieilles habitudes, pour retrouver mes vieux démons comme pour me recréer ma carapace. J’ai essayé malgré tout de trouver de l’équilibre dans ce déséquilibre. Qu'est-ce que cela a modifié chez toi, dans ton histoire? Je crois beaucoup en la résilience, je suis sûre que ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Alors on peut dire que je me sens plus équilibrée, mais je dois avouer que parfois, cette histoire me rattrape. Je pensais m’en sortir seule mais j’ai dû aller voir une psy pour canaliser l’angoisse terrible que je ressentais, celle dans laquelle me plongeaient l’attente des appels et des signes de mon père. Je me sentais oppressée.
On me pose souvent la question si je regrette, au vu de tout ce que cela a engendré, mais je sais avec certitude que la réponse est non… Car je sais aujourd’hui qui je suis, et c’est le plus important pour continuer à avancer dans la vie… Entre non-dits, mensonges, révélations et vérités, s'il y a bien un sujet qui intrigue, c'est celui de ces secrets si particuliers. Dans ma bibliothèque se côtoient aussi bien les ouvrages de Serge Tisseron et d'Anne Ancelin Schützenberger, que les romans de Philippe Grimbert et de A.M. Homes, des classiques quand on s'intéresse à ce genre d'histoires et d'évènements. Mais si le sujet est connu, c'est rare voire impossible d'en trouver une lecture qui sorte des sentiers battus. C'est pourquoi, de la même manière que le projet donne un nouveau moyen d'expression aux témoins qui participent à cette galerie, il me paraissait indispensable de vous faire découvrir d'autres manières de regarder et d'analyser ce sujet. L'entretien qui suit est riche en pistes inexplorées, grâce à l'expertise et la sensibilité de Guillaume Grenier, psychothérapeute en Gestalt, que j'ai rencontré pour échanger sur les questions soulevées par l'existence d'un tel secret. Quelle serait la définition d'un secret de famille? On l’oublie souvent, un simple dictionnaire nous donne souvent beaucoup plus que des définitions. Il nous permet de revenir à la source du mot. L’étymologie m’émerveille à chaque fois, car elle contient souvent toutes les clés. Les mots ou expressions sont avec le temps modifiés, utilisés dans différents contextes, ils s’éloignent ou perdent de leur substance originelle, l’étymologie, pour moi, c’est l’émotion primaire, le goût des mots. Ainsi par exemple, pour secret de famille. Secret vient du latin Secretus, de SENECERE. « SE » sépare, et « NECERE » distingue. Secretus, c’est la mise à part. Il est intéressant de noter que la racine est commune avec le verbe couper. Se sentir à part, différent, coupé (de quoi ? Chaque histoire est ensuite différente), sont des termes qui reviennent bien souvent chez les personnes concernées par un secret avant qu’ils ne le découvrent. Est-ce surprenant ? Pas vraiment à mon sens. Pour tout secret, il y a bien ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, deux groupes dont la frontière est le secret. Cette césure selon la nature ou la gravité du secret, aura tendance à s’ancrer, émotionnellement, corporellement, pour passer de réalité à ressenti. Mais tout effet à sa polarité ! S’il sépare ceux qui savent de ceux qui ne savent pas, le secret unit entre eux ceux qui savent. Autour d’un secret se créé la solidarité d’un sous-groupe pour le protéger. L’isolement total est insupportable à quiconque, et rares sont donc les cas où le détenteur du secret est vraiment seul. On découvre souvent lorsque les secrets se révèlent, un oncle, une tante, une marraine…, qui savait. Selon moi, ce n’est pas le secret qui est trop lourd à porter quand on décide de le confier à un tiers, mais c’est l’isolement et le sentiment de solitude qu’il génère qui deviennent trop lourds et nécessitent tôt ou tard de le partager. Et famille alors ? Allons voir : « ensemble des personnes unies par un lien de parenté ou d’alliance. » Mais encore : « ensemble des générations successives descendant des mêmes ancêtres. » Enfin, à l’origine sous l’empire romain, la famille désigne l’ensemble des esclaves appartenant à un même maître. La famille serait donc l’opposé du secret, c’est ce qui unit, pas ce qui sépare. Elle protège en évitant l’isolement de ses membres. Le secret de famille a ceci d’extrêmement lourd qu’il isole son porteur de ce qui est censé l’unir aux autres, il coupe le lien. La deuxième définition, avec la descendance, donne la notion de transmission, d’héritage. On hérite d’une culture familiale, de coutumes, de caractères, de biens matériels, on hérite également des secrets. En quoi enfin, l’origine romaine de la famille liée aux esclaves me paraît intéressante ? Elle induit la notion de soumission. Bon gré mal gré, nous sommes tous soumis à la famille puisqu’elle est garante de notre survie ! Nous lui sommes redevables. L’esclavagisme illustre ce poids. Un esclave sans maître, avant d’être libre, et aussi cruel que cela puisse paraître, n’était plus nourrit ni protégé, il n’était plus rien. Créer un secret au sein d’une famille, c’est un jour choisir de renoncer au risque de la liberté par crainte du bannissement. Ce faisant, on en reste à la fois membre et séparé des autres par ce mur invisible et résistant qu’est le secret. Est-ce que cette crainte du bannissement pourrait expliquer que les secrets de famille en général et ceux liés à la filiation en particulier restent si souvent tus, dissimulés comme s'il ne fallait jamais prendre le risque de se voir banni soi-même (soi = initiateur du secret) et surtout, de voir son enfant renié de la lignée familiale? J’y vois quelque-chose d’instinctif, d’animal presque… Que place-t-on sous le voile du secret ? L’inacceptable ou le précieux. On tait ce que l’on estime inacceptable par les autres afin d’éviter le rejet, la mise au banc. On cache le précieux afin de le garder pour nous, qu’on ne nous le prenne pas. Dans le cadre d’un secret de filiation, il y a les deux, l’inacceptable ET le précieux, deux notions antinomiques (antinomie que l’on retrouve d’ailleurs souvent dans la relation parent-enfant lorsqu’ils décrivent ce sentiment d’attachement extrême et de rejet). Pourquoi, alors qu’une fois l’enfant devenu adulte, que les « dangers » à l’origine du secret sont écartés et que l’on pourrait imaginer un soulagement à le dire, ce dernier continue à être dissimulé ? Pourquoi constate-t-on une telle résistance, réticence, voire agressivité à donner la vérité à son enfant ? Il ne m’est pas difficile d’imaginer qu’avec les années, le danger en fait, change de camp, et qu’on se retrouve, une fois son enfant devenu adulte, face à une situation pire que celle à l’origine du secret. C’est l’enfant lui-même, l’objet du secret, celui pour qui il a mis une énergie considérable afin de le protéger, qui pourrait, s’il découvrait l’inacceptable, le rejeter, le bannir. Le précieux que l’on craignait nous voir enlever s’en irait de lui-même. On a l’impression qu’un secret de famille finit toujours pas être découvert. Soit révélé par les initiateurs, soit découvert y compris des années après leur disparition, par un hasard, une photo dans un vieil album qui fait tilt… il y a toujours une personne pour confirmer les suspicions. Tout secret de famille est-il condamné à être découvert un jour ? Le hasard, la providence sont-ils les « ennemis » du secret ? Cette question fait appel selon moi à l’un des fondements théoriques de la méthode thérapeutique que je pratique : la théorie de la forme, ou gestalt-théorie. Pour résumer au plus simple, tout système, toute forme aurait naturellement tendance à l’harmonie afin de permettre la perception ou la conception de « la bonne forme ». L’interruption de ce mouvement vers l’harmonie d’une forme laisse en suspend une énergie, une « poussée » vers cet achèvement. C’est l’effet Zeigarnick. Or à chaque occasion qui lui est donnée, cette énergie se réactive et fait pression à nouveau pour s’achever harmonieusement (une gestalt achevée). Un secret de famille dès lors, peut sans doute être considéré comme l’interruption d’une forme. Qu’un être humain grandisse en ayant la complète connaissance de son histoire pourrait sembler une forme achevée de manière harmonieuse. Le secret viendrait interrompre cela et laisserait donc cette fameuse énergie pousser, lutter pour la connaissance complète, y compris après des décennies les initiateurs disparus ! Le « je sens que quelque chose cloche », le « je m’en doutais », cette photo qui tombe de l’album, ou celle vue mille fois mais qui un jour va interpeller sans raison apparente, sont pour moi cette énergie d’achèvement qui s’immisce, pousse partout où elle le peut. Le hasard, l’intuition sont, je pense, d’excellents signaux que « quelque chose essaie de se faire, de se dire... » Guillaume GRENIER est psychothérapeute en Gestalt, à Paris. |
« Quand le secret se révèle,
on a l’impression de découvrir quelque chose d’inouï et en même temps de l’avoir toujours su. » Ph. Grimbert |
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